03/02/2014

L'excellente BD «Come Prima» d'Alfred remporte le Fauve d'Or d’Angoulême


«Come Prima», meilleur album d’Angoulême

«Come Prima», meilleur album d’Angoulême
«Come Prima», meilleur album d’Angoulême (Illustration Delcourt)

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Mon entretien pour CASEMATE - numéro d'octobre 2013 :


Come Prima – Alfred – Entretien

 ‘Come Prima’, Comme Avant en italien, est le nouveau projet du scénariste, auteur, dessinateur de talent Alfred, chez Delcourt. C’est cette fois sur les routes d’Italie qu’il nous emmène, pour le voyage d’une fratrie vers le passé mais aussi vers une possible réconciliation. Un voyage tout en couleurs et en émotions.
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Mélissa Chemam
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‘Come Prima’ est assez différent de vos livres précédents, comment est né ce projet de bande dessinée sur l’Italie, la famille et les souvenirs de deux frères longtemps séparés, Fabio et Giovanni ?

Cette histoire a ses sources dans des faits personnels. C’est une fiction, pas une autobiographie, mais j’ai en effet des origines italiennes, j’ai vécu trois ans en Italie au moment où je suis devenu papa, et j’ai commencé à avoir des interrogations sur le dessin. Je n’arrivais plus à dessiner autant. Alors j’ai compensé en écrivant plus, des notes, des idées, des questions que j’avais en tête, comme une sorte de vide-poche mental… Jusqu'à remplir deux carnets, et des fils se sont tissés et lier. J’ai toujours eu un rapport très proche à l’Italie. Cette culture m’a été transmise par mon père, nous y avons passé beaucoup de temps, enfants, je connais la langue, mais j’ai tout de même passé ensuite dix ans sans y retourner. Quand je m’y suis installé, arrivant avec un enfant de plus, des choses sont remontées. Je me suis interrogé sur mes rapports avec mes propres frères, mon père. Et j’ai fantasmé sur cette histoire de famille qui est devenu ce livre. Il est nourri d’histoires que j’entends depuis que je suis enfant, sur les années mussoliniennes, mon grand-père a traversé tout cela, il avait 20 ans avant la Seconde Guerre mondiale. Vers 6, 7 ans, j’entendais ces débats, entre ceux qui avaient été pour les fascistes, ceux qui avaient été contre. Cette mythologie familiale a engendré de nombreux ingrédients pour cette histoire, avec lesquels je me parlais à moi-même. Et c’est devenu cette fiction, une histoire au-delà de mon histoire. Ni Fabio, ni Giovanni ne sont moi.

Le livre a-t-il commencé par le dessin ou est-il parti d’un scenario ?

J’ai eu besoin d’une urgence pour arriver à cette histoire. J’avais un synopsis, mais je l’ai totalement bouleversé pour écrire ce livre tel qu’il est. J’ai petit à petit établi une méthode construite au jour le jour, en commençant à dessiner le livre, et j’ai remis à plat toute mon histoire. J’ai passé des mois à travailler le scenario et pourtant je n’arrivais pas à commencer les dessins. Et malgré les cinquante pages écrites, j’avais le sentiment de me tromper et j’ai modifié au final les deux tiers du scenario. Je suis sorti complètement de ce que j’avais tracé initialement car j’ai voulu faire le chemin en même temps que les personnages qui se retrouvent à prendre la route vers l’Italie. Par exemple, une fois Fabio et son frère Giovanni partis sur la route, j’ai complètement inventé la scène du vol de leur voiture, qui les mène à s’arrêter et à rencontrer ce prêtre un peu alcoolisé. J’ai voyagé en même temps qu’eux et je me suis mis dans une situation d’inconfort pour mieux créer cette histoire. D’habitude, je suis fidèle aux scenarios que j’écris, que je co-écris ou adapte. Mais je suis finalement heureux de l’avoir écrit comme cela. Et puis il y a aussi eu ce besoin de passer par le genre du road movie.

L’histoire de Fabio et de Giovanni est une histoire de retrouvailles, mais elle doit d’abord passer par cette route et par le conflit, et vous nous entraînez avec eux dans un grand départ, avec une succession de mystères…

La route, c’est une chose qui était là aussi depuis le début, comme une charnière. Mon intention était de créer un rythme en deux temps, avec un temps présent et des passages en flash back. Au début, oui, c’est sûr, ces flashes back sont peu compréhensibles. Puis tout cela s’affine, le sens s’enrichit d’une case à une autre, par la juxtaposition d’une case à côté d’une autre… Le premier tempo, j’ai voulu qu’il soit clair : c’est le présent, Giovanni retrouve son grand frère Fabio en France et lui annonce la nouvelle de la mort de leur père. Le second est plus confus : ces images reviennent aux personnages, comme un refrain, une rengaine, avec leur part de mystère en effet. On ne sait d’ailleurs pas si ce sont des souvenirs de Fabio ou Giovanni ou les deux. Ils reposent aussi sur des malentendus et des non-dits qui tournent en tête, on connaît tous cette sensation. Les images sont très fortes pour eux. Par exemple, cette image de la poule, elle n’est pas tout de suite parlante, mais on se doute que c’est un détail très précis, et puis il y a le bateau, le retour de Fabio avant son départ définitif que Giovanni redoute.

Laissez-vous aussi volontairement flotter le doute sur leur point de départ et leur destination ?

Oui. Au départ, j’ai cru - naïvement – pouvoir tracer un parcours réaliste et plausible. Quelle erreur… J’avais besoin de plus de flou car je voulais évoquer des éléments de toute l’Italie, pas seulement le Nord, ni seulement le Sud. J’avais envie de dessiner un village du nord et des éléments de la campagne toscane dont j’ai tant de souvenirs. Pareil côté français. Fabio et Giovanni partent de France, mais sans précisions. Disons qu’ils partent plus ou moins d’une banlieue du nord du pays, traversent plus ou moins le centre puis les Alpes. Mais tous les lieux dessinés ont existé pour moi. Comme par exemple la gare, mais elle n’est pas du tout dans cette région du Sud de l’Italie où ils vont, si l’on considère la route et les paysages. Je représente une Italie imaginaire, fantasmée, recréée. Je travaille de manière instinctive. A trois jours de finir le livre pour le rendre à l’éditeur, je n’étais pas sûr de la fin…

Vous avez ainsi travaillé pour ce livre deux styles qui ont évolué parallèlement ?  

Oui. Le temps présent de la narration est plus classique. Le lecteur y trouvera plus facilement des repères. Dans mon travail, j’ai toujours mis l’aspect ‘parfait’ du dessin de côté pour dessiner juste, mais là je voulais une forme plus stricte, une grammaire esthétique qui accompagne et permis de garder la route dans ce flot. Pour le deuxième niveau de style, j’ai choisi des encres, du style sérigraphique presque, peu de couleurs, des aplats et des traits parfois incomplets, stylisés, simplifiés, presqu’effacés parfois. Comme les souvenirs. Avec des bleus, des rouges vifs, pour rester dans l’émotion et l’intime. 

L’histoire commence par la boxe, dont vit Fabio, par le combat métaphorique entre les deux frères, et tout au long de l’histoire il semble que la violence peut être le choix que font ceux qui n’arrivent pas à communiquer par les mots, est-ce le cas ?

J’ai choisi exprès la boxe pour cela, pour montrer cette échappatoire qu’a choisi Fabio, oui. D’abord, la boxe, c’est aussi une métaphore de la vie, un archétype que j’ai choisi volontairement, celui de la vie comme combat. Fabio a quitté sa famille parce qu’il voulait vivre la grande vie, mais comme sur le ring, il prend des coups. Comme tout le monde. C’est un cliché qui me sert à donner des repères. Cela campe le personnage rapidement : quand il n’a pas les mots, il en vient à la force physique, c’est tellement plus simple que d’essayer de comprendre. Ce n’est ensuite pas une histoire de boxe au premier degré, mais celle d’un combat, d’un duo aussi, avec un arbitre, entre ces trois personnages, les deux fils et leur père. Les rôles de deux combattants s’échangent au cours de leur vie.

Autour de ces trois figures se relient finalement les thèmes de la mort et de la naissance, de la renaissance aussi ?
Oui. Et c’est tout ce chemin qu’ils font qui donnent des réponses. Au début il y a l’annonce d’une mort. Puis la naissance sera par la suite très présente parce que j’ai voulu que le livre se termine avec quelque chose qui commence… Le début d’une vie et un retour. Entre les deux, il y a tous les imprévus.

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Alfred - Planches commentées : page 21, 22, 23

Planche 21 :
Cette scène est une des premières que j’ai écrite pour ce livre. Avant même le début du livre, qui commence avec le combat de boxe et la rencontre entre les deux frères. Et ces cases n’ont pas bougé depuis, contrairement à un grand nombre de planches. La première mouture a été la bonne, ici, alors que la première partie qui y mène a beaucoup changé. Toute cette scène du parking culmine ici et elle sert de pivot. J’ai beaucoup tourné autour du reste pour arriver à cette planche-là qui était déterminante pour moi. Je voulais que les frères se disent ces mots-là, comme : « je voulais que tu saches », dit Giovanni à son frère Fabio à propos de leur père. Et l’autre qui répond : « Bon voyage », « tu as grandi, tu n’as pas besoin de moi »… Le dessin lui découle du fait que l’ensemble de la séquence menant à cette planche était compliqué par la gestion de la distance à garder entre les deux personnages, que je voulais tout de même faire entre dans la même case. Il y a une frontière imaginaire qu’ils refusent de franchir. Et puis vient leur seul contact : le coup. Ils se bousculent via l’épaule, et c’est comme s’ils devaient se remettre en route. Jusque-là, les deux frères étaient immobiles ; ils sont alors remis en branle. L’un dégage l’autre en quelque sorte. Il m’a fallu chercher les bons angles et gérer l’espace. Et puis arrive en même temps cette nuit, en tombée théâtrale, avec la pluie, tout cela est une mise en scène voulue, après cette planche et les deux suivantes, on passe à un lendemain, une page se tourne.

Planche 22 :
Alors là on plonge lentement dans le noir avant d’ouvrir le nouveau chapitre. Le chapitre qui finit était très concret, par cette planche, je finis le chapitre avant la transition, en mettant le lecteur dans le rythme par les effets graphiques. Sur cette planche, il n’y a que trois cases, parallèles, longilignes. Et le personnage de Giovanni se retrouve seul avec son urne… Il vient d’annoncer à son frère que leur père est mort et que ce qui reste de lui, dans cette urne, il veut le ramener chez eux en Italie, mais son frère est parti, il lui a tourné le dos. Et cette solitude résonne. Dans la deuxième case, il n’y a plus que la nuit et une bulle, quelques mots. Puis dans la troisième, il n’y a plus rien. Giovanni se retrouve seul comme un pauvre garçon et seul face à ce vide. Il y a ici une volonté d’efficacité narrative. Giovanni est dépassé après tout ce qui vient de se passer, cette image, de Gio seul, elle a aussi évolué, je l’ai changée plusieurs fois avant de me décider. Des le départ, je savais que je voulais terminer cette page par un vide : il n’y aurait plus de son, plus de paroles. Et toute la scène est comme lavée, nettoyée. C’est aussi le rôle de la pluie. A l’échelle de ce qui va suivre, dit cette planche, cette dispute qui précède et culmine dans la planche 21, n’a pas tellement d’importance. La dispute aussi est balayée en quelque sorte, par la pluie, la nuit et le silence. Et tout cela finit dans cette disparition progressive. J’ai toujours eu un intérêt pour l’effacement, à travers le dessin, comme dans mes autres livres ‘Pourquoi j’ai tué Pierre’ et ‘Je mourrai pas gibier’. C’est aussi une manière de mettre en scène les évènements. Cet effet va d’ailleurs se répéter à d’autres endroits du livre. Et là c’est vraiment la fin du chapitre. On enlève les comédiens et on fait place à un nouveau décor.

Planche 23 :
Et là tout bascule. On est dans une sorte d’entracte. Ce vocabulaire théâtral compte beaucoup pour moi, les références à la construction scénique me sont très utiles pour le scenario comme le dessin. Et ici l’effet est flagrant. On développe une forme d’entracte via le flash back. On arrive là sur une planche toute opposée, très lumineuse, d’un coup. Et de plus il s’agit d’une séquence très abstraite, ce filet avec ces poissons pris au piège, et l’on retrouve dans les deux cases suivantes nos deux personnages, dans un souvenir. On devine que ce sont eux mais quelque vingt ans plus tôt. Le contraste avec les planches précédentes se veut saisissant, on est presque perdu. On recommence l’histoire avec un tout autre traitement graphique. On a face à nous deux gamins, et ces poissons. L’image du port de l’attente qui va revenir d’ailleurs. C’est d’abord l’image évidente du piège qui ouvre cette planche, de ces petits poissons empêtrés, pris dans un gros filet, et cette lumière qui pourrait presque faire mal aux yeux, par contraste. On a basculé dans un autre temps, et les couleurs se sont épurées, le graphisme est différent. Je voulais que ces temps de souvenirs soient plus émotionnels, plus sensibles, plus évanescents. On sait que le chapitre précédent est fini et la page suivant nous amènera dans une nouvelle page de leur histoire. C’est tout le procédé de ce livre, ces deux chartres graphiques qui s’entrelacent. Ici, au début, il  a encore beaucoup de mystère, on ne sait pas à quoi fond référence ces images, mais on devine petit a petit. Le dessin renvoie à un passé, au flashback, à la mémoire émotive.

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Le site de Casemate :
http://casemate.fr/casemate-63-octobre-2013/

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